CHAPITRE IV

LA BASE de l’ascenseur était une plate-forme géante profondément enracinée dans le socle continental. Ce qui en dépassait était la tour Artsutan, une structure de quatre cents mètres de haut qui constituait, de très loin, le plus haut bâtiment de Larsande. La tour Artsutan avait deux fonctions : servir de tremplin magnétique aux tramlevs fuselés qui partaient dans l’espace, glissant le long du câble ancré dans la plate-forme, et de terminal aux tramlevs qui en revenaient.

Valrin se brancha sur la téléthèque planétaire et réserva une place sur un tramlev devant partir deux heures plus tard. Faire ses valises ne lui prit que quelques instants. Il régla sa note puis partit pour la tour Artsutan.

Tendu à la verticale, le câble de l’ascenseur évoquait une flèche noire tirée par un titan cosmique dans la chair vive d’Es Moravi. En approchant, cette impression disparaissait car le rail de retenue du tramlev courant le long du câble devenait visible. L’épaisseur du câble en carbotubes paraissait négligeable par rapport à ses quarante mille kilomètres de long, mais Valrin savait (du moins Kovall l’avait appris à l’école) qu’elle augmentait avec la distance.

Il pénétra dans le terminal, guère différent d’un aéroport ordinaire. Néanmoins, le hall était gigantesque et, lorsqu’il leva les yeux, il resta pétrifié sur place une bonne minute.

Kovall aurait-il été en mesure d’apprécier ce spectacle à sa juste valeur ? Sans doute pas. Il s’est toujours scrupuleusement tenu dans l’ignorance du monde extérieur. Il ne savait pas ce qu’il faut d’inhumanité pour construire les grandes œuvres. Ils m’auront au moins appris cela. Je les remercierai avant de les tuer.

Valrin se demanda si Kovall avait jamais eu une existence réelle. Il avait économisé toute sa vie pour se faire une retraite dorée ; ce faisant, il avait renoncé à vivre. Il n’avait été qu’une ombre sans substance. Sa disparition n’était pas une grande perte.

Un passant tirant une lourde valise sur roulettes se retourna, croyant que Valrin souriait du spectacle du câble, visible à travers les baies vitrées du plafond.

Il s’approcha d’un guichet automatique et retira son titre de transport. Quelques minutes plus tard, un haut-parleur donna le signal de l’embarquement.

Un escalator à rampe lumineuse ouvrait sur un tube de transfert débouchant dans une cabine étroite, déjà encombrée de voyageurs. Les trois quarts étaient des hommes d’affaires possédant un bureau ou une résidence secondaire sur Es Moravi, et qui revenaient dans leur habitat d’origine. La cabine évoquait celle d’un banal avion de ligne, de la moquette orange du sol jusqu’aux tiroirs au-dessus des fauteuils, en passant par l’aération trop froide. Valrin s’assit à côté d’une femme entre deux âges. Elle absorba une pilule relaxante tout en faisant son possible pour éviter de croiser son regard.

Un écran tactile incrusté dans le dossier du siège devant lui annonça le départ imminent ainsi que l’interruption des communications neurales : le coussin magnétique du tramlev empêchait toute liaison régulière pendant les six heures du voyage le long du câble. Il fallait passer par le terminal partagé du bord, non sécurisé.

Une barre se rabattit sur son siège, puis le tramlev s’ébranla en douceur.

Sur le petit écran tactile en face de lui, Valrin appuya sur l’icône de suivi satellite. Quand l’accélération se fit véritablement ressentir, la sensation d’écrasement lui parut incongrue, à cause de l’absence du grondement de moteurs-fusées traditionnellement associé à l’idée de décollage. Quarante secondes à deux g plus tard, le tramlev doubla un énorme boudin annulaire enfilé autour du câble, destiné à contrer les effets du vent de la troposphère. Il continua son accélération jusqu’à atteindre six mille kilomètre-heure. Sa vitesse de croisière.

Valrin regarda son monde natal rapetisser à vue d’œil. Il y avait de fortes chances pour qu’il n’y revînt jamais. Il chercha une quelconque émotion… en vain. Es Moravi n’était que le tombeau de Léodor Kovall. Une peau morte, déjà pelée. Ils étaient presque sortis de l’atmosphère à présent. Valrin se rencogna dans son siège et s’endormit. Il n’y avait que cela à faire.

Six heures plus tard, le tramlev dépassa la station géostationnaire sans ralentir, poursuivit sur sa lancée jusqu’à Ast-D Mori – trente-trois kilomètres de long sur treize de large, pour une masse de six mille milliards de tonnes. Sur l’écran, l’astéroïde qui servait d’ancre spatiale ressemblait à une pomme de terre embrochée sur une pique ; des réservoirs et des docks bourgeonnaient à sa surface.

Le tramlev se décrocha et, d’une giclée de peroxyde, se plaça en trajectoire primo-lunaire.

La gravité était presque nulle. Un bip discret annonça que l’implant neural pouvait à nouveau émettre et recevoir. Sur l’écran en face de lui, Valrin afficha, sous l’aspect d’un compte à rebours, le temps qui restait avant l’arrivée sur Es-B Mori : encore quarante-huit heures de voyage. Il était possible de dormir dans des cabines individuelles payantes. La femme à son côté en prit aussitôt une, et Valrin en profita pour s’installer plus à son aise. Il goûta la nourriture du bord, apportée par le personnel du tramlev dont les mains étaient d’une longueur anormale ; leurs doigts possédaient deux phalanges surnuméraires, et leurs pieds aussi avaient été adaptés à l’impesanteur. Des posthumains à l’anatomie remodelée.

Il se connecta aux téléthèques, mais Admani n’avait aucune nouvelle pour lui. Il passa son temps en transactions de toutes sortes. Pour demeurer discret, ses fonds devaient migrer le plus souvent possible. Une IA Sprit 1 pouvait s’en charger, mais il fallait lui donner des ordres précis, et cette opération prit une journée entière à Valrin.

Ensuite il éplucha le rapport d’Admani sur la mort de Nargess, alias Léda Ilknor. Cause naturelle : elle se trouvait dans un puits à algue quand elle était tombée accidentellement à l’eau, sans protection, à la suite d’une bousculade. L’empoisonnement qui en avait résulté avait été fatal. Avant d’être détruit, son corps avait été récupéré par le médecin légiste pour examen complémentaire.

> Pourquoi un examen complémentaire ? demanda Valrin.

> Ce n’est pas indiqué, répondit Admani. Je vais me renseigner.

> Inutile, je vais m’en charger moi-même. Il me faut simplement le nom du médecin qui a effectué cet examen.

Admani lui transmit sa fiche d’identité : Dormelle Marhaver. La photo montrait une vieille dame menue au profil anguleux et sec, le menton pointu et des yeux d’oiseau de proie sous des cheveux gris mal coupés. Elle se trouvait en ce moment dans le puits Jensen.

Quand le compte à rebours afficha une heure avant l’alunissage, Valrin ouvrit une fenêtre extérieure. À la surface, rien ne différenciait Es-B Mori d’un satellite naturel. Mais à l’intérieur… Ce n’était pas à proprement parler un artefact vangk, car la lune elle-même était naturelle. Ce qui l’était moins, c’étaient les immenses cavernes sphériques qui la trouaient comme une éponge et qui portaient le nom de « puits ».

Valrin se demanda ce qui avait poussé les Vangk à évider un planétoïde. Mais, comme pour nombre de réalisations vangkes, aucune réponse n’offrait la garantie d’être exacte. Personne ne connaissait au juste les Vangk, ni même quels étaient leur nom véritable, leur morphologie ou leur langage. Tout ce qu’on savait, c’était que cette antique espèce extrahumaine avait abandonné voici cent mille ans un réseau de passages entre des systèmes solaires éparpillés dans toute la galaxie : les Portes. Une toile d’où l’araignée avait disparu. Les quelque vingt mille Portes qu’on avait découvertes pendant huit siècles avaient permis à l’humanité d’essaimer dans les étoiles par bonds géants et instantanés… et surtout sans dépenser d’autre énergie que celle nécessaire pour les atteindre.

Un cadeau aussi merveilleux qu’incompréhensible.

L’alunissage s’effectua au prix de quelques à-coups. Valrin déboucha, en compagnie d’une vingtaine de voyageurs, sous la tente-hall du spatioport à travers laquelle se discernaient des empilements de vieux conteneurs grisâtres et des habitations provisoires recouvertes de poussière lunaire, sans doute abandonnées. Une sculpture d’eau occupait le centre du hall ; ses fontaines baroques montaient jusqu’au plafond, gonflées par la faible gravité, puis retombaient en cascadant sur des pétales en plastique transparent qui formaient les toits d’un cercle de boutiques. Valrin entra dans l’une d’elles. Des salamandres bleuâtres barbotaient dans des bocaux. Un vendeur sortit un spécimen, le mit sur le ventre et pressa. En quelques secondes, la salamandre se dégonfla, dégorgeant toute son eau dans un chuintement. Le vendeur montra l’animal recroquevillé et comme momifié :

« Vous pouvez emporter votre poisson-galet où vous voulez. Pétrifié, il peut survivre trois ans. Pour le faire revivre, vous n’avez qu’à le replonger dans l’eau. La réhydratation prend quelques minutes. Pour à peine trois équors, il est à vous. »

Joignant le geste à la parole, le vendeur replongea l’animal dans son bocal. Puis il vanta à demi-mot les capacités d’absorption du poisson-galet, qui permettait de passer jusqu’à trente grammes de drogue.

« Je n’en veux pas, le coupa Valrin. Combien coûte ce couteau dans la vitrine ?

— Tout en nacre. Il vient d’ici », précisa le vendeur.

Le manche était décoré d’un homme à tête de poisson. Valrin l’acheta avec quelques articles. Il sortit et se débarrassa de ses achats, hormis le couteau qu’il glissa sous sa manche.

Les voyageurs s’étaient égayés dans les différents terminaux intérieurs du spatioport. Valrin se dirigea vers l’entrée d’un terminal, surmontée d’un panneau lumineux listant les stations desservies par la ligne de monorail :

 

PUITS DALORNE – ARRÊTS 1-4

PUITS APSU – ARRÊTS 5-6

PUITS HARNO – ARRÊTS 7-9

PUITS JENSEN – ARRÊTS 10-11

PUITS KAVINE – ARRÊT 12.

 

Le compte à rebours du prochain départ pulsait en surimpression : douze minutes. Valrin paya pour le puits Harno, une station avant sa destination, puis entra dans une rame de transport reposant au creux d’un berceau métallique. L’intérieur en était vétuste – elle devait dater de la prime colonisation. Une dizaine de passagers se répartissaient les sièges.

Valrin alla s’asseoir en tête. Une baie vitrée permettait de voir le tunnel de roc zébré de striures obliques, éclairé tout du long ; un rail courait au plafond. Deux minutes avant le départ, un grappin magnétique glissant sous le rail vint se placer sans un bruit au-dessus de la cabine et se colla dans un bruit sourd. Un instant plus tard, ils étaient partis.

Le tunnel rejoignit un puits d’embranchement. La rame changea de voie dans des cliquetis inquiétants, puis Valrin ressentit une accélération et ils débouchèrent sur une caverne hémisphérique plongée dans la pénombre. Quinze mètres en dessous, des conteneurs s’empilaient au fond du puits. Un drone de manutention transportait l’un d’eux vers un monte-charge s’enfonçant dans le sol. Valrin ne put profiter du spectacle car la rame filait à deux cents kilomètre-heure. Bientôt, ils gagnèrent une zone éclairée, puis une autre plongée dans les ténèbres.

« C’est la première fois que vous venez ici, n’est-ce pas ? » fit une voix à ses côtés.

Une voix féminine. Valrin hésita avant de tourner la tête. Son regard rencontra celui d’une femme d’une trentaine d’années. Yeux noirs et francs, sourcils épais, visage large, nez plat et épaté. Une beauté singulière.

« Cela se voit tant que ça ? » répondit-il enfin.

Elle sourit – peut-être pour souligner qu’elle avait remarqué qu’il l’examinait et que cela ne lui déplaisait pas. Mais il n’eut même pas à étouffer un quelconque désir en lui. Il ne donnerait l’ordre de bander à son corps que si cela pouvait l’aider d’une manière ou d’une autre à accomplir sa vengeance. Mais ce n’était pas le cas, et rien ne devait le distraire du but qu’il s’était fixé.

« Où allez-vous ? » reprit-il.

La courbe des sourcils de la jeune femme s’incurva imperceptiblement.

« Au terminus. Et vous ?

— Au puits Harno.

— Le puits Harno ? répéta-t-elle, perplexe. Il n’y a rien là-bas. Et vous n’avez pas l’allure d’un inspecteur. »

Valrin jura intérieurement. Dans sa manche, le contact de son couteau le titilla.

« Alors je vais sans doute pousser jusqu’à Kavine, dit-il. Je souhaite visiter un de vos fameux puits à algues… Et vous ? »

La jeune femme haussa les épaules.

« Moi ? Eh bien, je travaille à l’Administration des puits de taille.

— Des puits de taille ? »

L’index de la femme cogna contre son siège.

« La nacre, il faut bien la tailler après l’extraction. Mais il n’y a pas grand-chose à en dire.

— Cela vous laisse le temps d’aborder les étrangers ? »

Elle crispa les lèvres.

« D’habitude, les étrangers ont de meilleures manières.

— Il se trouve que je n’en ai pas », lui retourna Valrin en se levant.

Il alla s’asseoir à l’autre bout de la cabine. Cette femme était-elle chargée de rédiger des rapports sur les visiteurs de passage ? C’était probable. Il s’était montré désagréable à dessein : si elle s’accrochait à lui, ce serait le signe qu’il devrait s’en débarrasser d’une façon plus radicale. Pour le moment, mieux valait ne pas attirer l’attention.

La femme n’insista pas. Il descendit au premier arrêt de Harno, une plate-forme surélevée à l’embouchure du puits. En la foulant, Valrin se rendit compte qu’elle était en nacre corallienne. Ce devait être le matériau de construction le plus courant ici. C’était également, avec les algues, la ressource principale d’Es-B Mori : le corail résistait bien mieux au vide que le métal, de sorte que beaucoup d’habitats spatiaux et de vaisseaux l’utilisaient pour leurs sas, leurs joints, etc. La lune alimentait cinq ou six chantiers spatiaux.

La plupart des tunnels débouchaient au niveau du sol des cavernes, mais, dans les cas contraires, les rails suivaient la courbure de la paroi et offraient alors une vue plongeante. En ce qui concernait Harno, il n’y avait pas grand-chose à voir : un soleil artificiel serti dans le plafond éclairait une cité d’environ un millier de bâtisses aux toits plats, disposées autour d’un lac circulaire peu profond, d’un bleu laiteux. Valrin huma l’air mais ne perçut aucune odeur marine, sinon un infime relent d’algue mouillée. L’eau devait être pompée d’un puits inférieur. Le fond du lac était hanté par des bêtes ressemblant à des têtards monstrueux, aux mâchoires hérissées de dents pareilles à de longues aiguilles dont beaucoup étaient cassées – mieux valait ne pas savoir où elles s’étaient plantées. Elles sinuaient entre des récifs de corail en formation. Sur le bord, une dizaine de drones aquatiques orange s’alignaient le long d’une jetée.

Une demi-heure plus tard, une rame déposa Valrin dans le puits Jensen. Celui-ci ne se distinguait du puits Harno que par sa taille, environ deux fois plus importante. La ville était érigée sur de longues jetées de corail parallèles, d’où partaient des ponts transversaux qui formaient comme un caillebotis géant.

Dormelle Marhaver officiait à l’hôpital municipal. C’était elle qui avait autopsié Nargess. Elle ne savait sans doute rien, mais elle représentait sa seule piste. Valrin s’y rendit à pied, remontant une avenue surplombant le lac. L’eau était pure et le fond dépourvu de vase, comme dans un aquarium. L’hôpital s’étendait sur deux ailes à angle droit. Valrin contourna la réception et consulta une borne d’information. Dormelle finissait son service deux heures plus tard. Valrin se résigna à attendre. Deux heures et quart plus tard, la frêle silhouette de la doctoresse descendit l’escalier principal. Sa démarche usée avait le manque de grâce d’un robot manutentionnaire, mais ce renoncement volontaire à séduire ne déplut pas à Valrin. Il se leva et s’avança vers elle.

« Dormelle Marhaver ? »

L’interpellée crispa les muscles de chaque côté de sa bouche. Elle parla d’une voix rauque, presque masculine :

« Mon service est fini. Si c’est un rendez-vous que vous voulez, veuillez passer par le service de secrétariat.

— Il ne s’agit pas de moi. Je ne vous prendrai que quelques minutes. En échange d’un bon café.

— Je ne bois pas de café, monsieur…

— Hass. En échange de la boisson de votre choix. »

Elle le fixa pendant une demi-seconde.

« Vous n’êtes pas flic ou avocat ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Pas journaliste non plus ?

— Non plus.

— Bon, fit-elle en haussant ses épaules osseuses. Je ne bois que du thérouge d’importation premier choix. Je vous préviens, ce n’est pas donné. »

Il hocha la tête et la suivit dans une cafétéria. Ils s’attablèrent dans un coin de la salle, un gobelet fumant devant eux.

« C’est curieux, dit-elle enfin.

— Quoi donc ?

— Vous n’auriez pas subi une opération récemment ? »

Valrin sourit une nouvelle fois.

« Exact : chirurgie plastique suite à un accident. Mais ça n’a pas d’importance. Je cherche à savoir pourquoi vous avez effectué une autopsie sur le corps de Léda Ilknor. »

Les sourcils de la femme se froncèrent.

« Léda Ilknor, oui… Eh bien, c’était la procédure habituelle.

— De procéder à une autopsie après un banal accident ?

— On fait toujours ça sur les étrangers morts sur notre territoire. Au cas où il y aurait une requête faite par la famille ou des proches… Je suppose que c’est votre cas, n’est-ce pas ?

— Le corps a été incinéré. Était-ce également la procédure ?

— En effet.

— Vous avez conservé des prélèvements légaux ? »

Dormelle Marhaver le toisa d’un air plein de suspicion.

« Vous êtes pas flic, c’est sûr ?

— Je l’ai été un peu, dans une autre vie. Alors ?

— En principe il y en a. Mais, dans ce cas, vous ne retrouverez rien : toutes les biopsies ont été détruites après une panne du système de refroidissement de leur cuve de stockage. Je suis désolée. »

Bien entendu. Cette doctoresse pouvait s’estimer heureuse d’avoir survécu au grand nettoyage. Mais cela signifiait aussi qu’elle ne savait probablement rien.

« Vous n’avez rien remarqué de curieux au cours de votre autopsie ? »

Elle secoua la tête.

« Rien, sinon qu’elle a beaucoup voyagé : l’état de son estomac et de ses intestins en témoignait. Je n’ai pas souvenance d’autre chose.

— Que sont devenues ses cendres ? Elles ont été dispersées ?

— Non. Elles ont été placées dans une urne qu’on a immergée dans le puits où a eu lieu la mort.

— Pourrais-je la récupérer ? »

Dormelle secoua la tête en souriant.

« Ce n’est pas interdit, si vous avez une bonne raison pour le justifier… ainsi que des nageoires.

— Des nageoires ?

— L’urne repose dans un cimetière du puits Cauzial par dix brasses de fond. » Son ton se colora imperceptiblement de mépris lorsqu’elle ajouta : « Et je doute que les cueilleurs d’algues vous aident à la récupérer. »

Son regard voleta en direction de l’horloge murale, et elle se leva.

« Je dois y aller. J’espère que vos recherches aboutiront… quelles qu’elles soient. »

Valrin hocha la tête.

« Merci. »

Il la regarda partir. Dans son gobelet, il restait un fond de thérouge tiède.

 

Es-B Mori avait deux ressources : le corail et les algues. Ces dernières appartenaient à une seule espèce qui poussait dans les puits inférieurs, en descendant vers le centre de la lune. Un puits ne comportait qu’un seul pied, gigantesque – un rameau. Son tronc principal était plus épais que le plus grand arbre connu ; ses branches entrelacées pouvaient s’étendre sur deux à trois hectares et remplir entièrement le lac souterrain. Les premiers colons s’étaient vite rendu compte de la manne fabuleuse que les rameaux représentaient. Seul inconvénient : l’algue, quand elle se considérait attaquée, sécrétait un poison violent pour l’organisme. Beaucoup de cueilleurs d’algues y avaient succombé avant que des génétiseurs trouvent la parade en modifiant les glandes sudoripares afin de produire des peptides capables de neutraliser la toxine.

Valrin se rendit à l’une des galeries verticales menant aux puits inférieurs. Des monte-charge, si vastes qu’ils auraient pu contenir une maison de trois étages, les parcouraient dans un fracas de ferraille. Valrin se retrouva sur l’un d’eux, avec pour seule compagnie un antique manutentionnaire MM383, fouillis de pattes gainées de plastique et de pinces gluantes de gelée brune. Le robot compensait chaque à-coup du monte-charge par un sifflement de pistons malmenés. Des remugles marins s’exhalaient de gaines d’aération. Bientôt l’humidité grimpa en flèche, inondant les vêtements de Valrin d’une moiteur froide. Les puits étaient le domaine exclusif des cueilleurs d’algues, et des panneaux prévenaient les touristes de ne s’y aventurer sous aucun prétexte. Les cueilleurs ne remontaient jamais : ils avaient fait modifier leurs gènes pour demeurer en permanence dans l’élément liquide. C’étaient des posthumains qui vivaient selon leurs propres règles. Ceux de la surface n’intervenaient pas, car les cueilleurs d’algues étaient nécessaires à la prospérité d’Es-B Mori. Les deux communautés entretenaient des rapports d’intérêt mais ne se mélangeaient jamais. En fait, on ne savait presque rien des cueilleurs.

Le monte-charge stoppa tout au fond de la galerie. Le MM383 se mit pesamment en marche dans un boyau plus étroit. Valrin le suivit en éprouvant discrètement le poignard dans sa manche.

Le tunnel ouvrait au pied d’une grotte-vestibule de cent cinquante mètres de diamètre. De chaque côté de l’entrée, de grandes torchères en nacre remplies de cailloux blanchâtres brûlaient d’une flamme bleutée. Valrin se souvint que l’algue produisait des nodules d’hydrate de carbone que les cueilleurs récoltaient pour se chauffer et s’éclairer. L’effet n’en était pas moins saisissant, et Valrin n’aurait pas été surpris de voir des motifs rupestres peints sur les murs.

Deux cueilleurs, un homme et une femme, accueillirent le robot dans un concert de claquements de langue rythmés. Valrin mit plusieurs secondes à comprendre qu’ils lui donnaient des ordres. Il ne put s’empêcher de les comparer à des bergers indiquant à leur chien telle ou telle manœuvre. Tandis que le robot se remettait en branle vers une ouverture circulaire au fond de la grotte, ils dévisagèrent le nouveau venu.

Ils étaient habillés de combinaisons vertes très ajourées sur le devant, laissant voir une peau lisse et luisante comme celle d’un dauphin. Leur musculature longiligne jouait souplement en dessous ; elle n’était pas impressionnante, mais Valrin sentit qu’il ne fallait pas s’y fier.

Il s’avança vers eux. Aussitôt, ils firent un pas en arrière en levant une main palmée. Valrin s’immobilisa.

« Bonjour, dit-il. Désolé de vous importuner. J’ai une offre à faire à l’un des vôtres. »

La femme fronça ses arcades sourcilières dépourvues de poils. Ses yeux étaient noirs et bridés par une troisième paupière protectrice.

« Une offre ? Passe ton chemin.

— Cela pourrait vous intéresser : je souhaite récupérer une urne.

— Une urne ?

— Celle d’une femme morte il y a quelques semaines. Elle se trouve au fond du puits Cauzial. »

L’homme sourit, montrant un alignement de dents jaunes comme soudées entre elles.

« Va donc la chercher toi-même. Nous ne traitons pas avec les humains. Et encore moins avec un touriste.

— Si vous n’êtes pas intéressés, peut-être qu’un de vos amis le sera. Il y a de l’argent à la clé.

— T’as pas compris ? Retourne d’où tu viens avant que je ne t’éventre. »

D’un mouvement vif, il sortit un poignard logé contre sa cuisse. La femme le retint par le bras.

« Attends, Musdene. Il n’a pas peur, ce n’est pas normal. »

C’est ça, regarde mes yeux, songea Valrin en lui renvoyant un grand sourire.

« C’est parce qu’il ne me connaît pas, riposta son compagnon. Ce n’est pas le premier touriste que je corrige. »

Il s’avança en faisant de grands moulinets devant lui. Valrin le laissa approcher jusqu’à trois pas. L’homme ramena son bras en arrière pour frapper d’estoc. Valrin s’avança brusquement et le couteau lui entailla profondément l’avant-bras sur la face antérieure. Il replia son bras – agrandissant la blessure – et attrapa son agresseur sous le menton, au niveau de deux fentes. Par ces fentes, les posthumains inspiraient l’eau qu’ils respiraient avec leurs poumons adaptés. Valrin pressa. L’homme se mit à gesticuler mollement en émettant des borborygmes, tel un poisson hors de l’eau. Valrin ne posa pas un regard sur lui. Il s’adressa à la jeune femme :

« Maintenant, tu es disposée à aller récupérer l’urne que je veux ?

— Combien payes-tu ? fit-elle.

— Trente équors et la vie de ton compagnon.

— Musdene n’est pas mon compagnon. Tu peux garder sa vie. J’irai chercher ton urne pour quarante équors.

— D’accord.

— Mon nom est Tarri. Et toi ? »

Ici, mentir était inutile.

« Valrin. »

Il s’aperçut que Musdene était en train d’étouffer. Il relâcha son étreinte et l’homme s’écroula à ses pieds. Quelques gouttes de sang provenant de la plaie de Valrin éclaboussèrent son dos, mais il ne pouvait pas s’en apercevoir. Il rampa vers la femme en toussant.

« Attaque-le, Tarri… Attaque ce salaud…

— Tu ne mérites pas sa clémence, Musdene. Tu es encore plus stupide que je le croyais. »

Elle fit un signe à Valrin et se dirigea vers l’ouverture où le robot avait disparu.

« Le puits Cauzial est par là, dit-elle. Tu n’as jamais vu de rameau, n’est-ce pas ? »

Valrin secoua la tête.

« Viens, je vais te montrer. »

La mécanique du talion
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